La conseillère spéciale du chef de l’Etat togolais, Mme Reckya Madougou vient de publier une tribune sur sa page Facebook. Dans cette publication, la technocrate et personnalité politique d’origine béninoise appelle les acteurs politiques afrficains et responsables d’organisation de développement « à miser sur le social productif à l’ère de la pandémie », afin de « mitiger les effets dévastateurs de son corollaire de conséquences économiques ».
La Tribune dans son intégralité
POUR QUE CETTE CRISE SANITAIRE N’ENGENDRE PAS UNE CRISE HUMANITAIRE
Au 5 avril 2020, le coronavirus présente le tableau suivant en Afrique : 50 pays sur 54 sont touchés, 8.536 cas sont confirmés positifs et 360 morts, selon le Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (CDC Afrique). Tout comme la Chine, l’Italie, la France, les États-Unis et bien d’autres régions du monde, l’Afrique est confrontée à une guerre qui s’annonce dans son cas, asymétrique. Alors, en plus de frapper sans ménagement et de plein fouet les ressources humaines du continent, elle déstabilise et déstructure de façon globale – même si à des niveaux différenciés – l’économie de nos États. De fortes régressions voire des récessions économiques sont envisagées aux quatre coins du monde.
Tous les pays surtout africains subiront des conséquences lourdes si nous n’adaptons pas les mesures d’organisations sociales et économiques aux fonctionnements des sociétés humaines et morales sur le continent. Et le choc qui s’annonce promet d’être plus sévère que celui de la crise de 2008-2009 si nous n’y prenons garde. Surtout si ne sont pas promues des recettes endogènes tout en nous inspirant des méthodes qui ont fait leurs preuves sous d’autres cieux, non sans les revisiter à l’aune d’une contextualisation.
Ouagadougou connaîtra une baisse de plus de 4 points de sa croissance tandis que le trou prévisible dans les recettes publiques est de l’ordre de 306 milliards de francs CFA cette année 2020. Du fait de l’effondrement des cours du pétrole engendré par cette pandémie, Abuja quant à lui perdra au moins la moitié de ses recettes. Les prix des deux barils de pétrole de référence à savoir le Brent en Europe et le WTI aux États-Unis étant divisés par trois. C’est aussi le cas au Kenya où le tourisme est au ralenti. De 6% en février dernier, les réservations de vols à destination du pays ont baissé de 30% au 11 mars 2020. À Accra, la croissance du PIB tomberait autour de 2,5%, soit une baisse d’environ 75% par rapport à son niveau estimé de 7,6% par la Banque Mondiale en 2019. En Côte d’Ivoire, au Niger et même au Sénégal, les mesures sociales prises pour la période pour l’heure se résument essentiellement à la gratuité des factures d’électricité et d’eau pour les ménages les plus pauvres, tout en suscitant d’ailleurs chez les populations une sorte de déception liée à la portion congrue que représente la fameuse « tranche sociale ».
Actuellement, les vecteurs de croissance que sont les entreprises bénéficient d’une suspension des recouvrements d’impôts. Des coûts alors importants à prendre en charge par les États, qui, dans leur majorité sont confrontés à l’imprévisibilité du confinement, de l’arrêt ou la réduction drastique des activités économiques et sociales, du couvre-feu, de l’état d’urgence et d’autres mesures fortes. Dans ce cas, ce sont d’abord les cibles déjà vulnérables qui sont les plus exposées. La limitation des déplacements et surtout des interactions sociales sur lesquelles se base l’essentiel de l’activité économique des ménages aura des impacts très négatifs sur le revenu et affaiblira la capacité de résilience des plus vulnérables.
Environ 5 000 milliards de dollars sont prévus être injectés par les pays du G20 pour soutenir l’économie. Moussa Faki Mahamat dans un entretien accordé récemment à Marc Perelman sur France 24 invite à apporter un soutien massif à l’Afrique dans une fourchette de 100 à 150 milliards de dollars en urgence en vue d’affronter à la fois les aspects sanitaire et humanitaire.
C’est un appel à saluer et qui tend dans une certaine mesure à justifier la position du Président béninois, Patrice Talon, qui n’opte pas pour un confinement intégral, lequel en vérité devrait engendrer – en amont et pendant – d’autres mesures d’accompagnement impératives et adaptées à nos habitudes sociologiques, culturelles et cultuelles. Je me garde ici d’écumer lesdites habitudes qui ont trait notamment à nos habitations, à l’urbanisation sauvage, à nos modes d’approvisionnements (les marchés), au système de rémunération au jour le jour des 90% d’actifs de l’informel qui opèrent en Afrique au sud du Sahara et ne doivent leur consommation de subsistance du jour qu’à la recette de la veille, etc. Mais la solution de non confinement n’est pas pour autant la mieux appropriée contre une éventuelle implosion sociale. Car, l’enjeu n’est pas que de soutenir les conséquences de la baisse économique ou à faire face à l’augmentation des dépenses visant à contenir l’épidémie.
L’urgence absolue est d’atténuer l’impact du covid-19 sur la vulnérabilité des populations à travers des échelles de solidarité mondiale et nationale pour que cette crise sanitaire ne se mue pas en un cancer humanitaire dont les métastases pousseront certains corps sociaux par milliers dans les rues. Ces derniers préférant mourir plus tard d’une maladie en laquelle ils croient à peine que d’une faim « créée artificiellement » selon eux du fait de mesures de prévention préconisées par leurs dirigeants. D’autant d’ailleurs que 20 millions d’emplois seraient en sursis sur le continent du fait de la crise économique que génère cette pandémie selon une étude produite par des experts de l’Union africaine.
Au demeurant et tenant compte de notre mode d’organisation sociale, la microfinance est une réponse positive et cognitive, adaptée et efficace au profit des artisans, des agriculteurs, des revendeurs, des petits commerçants, des entreprises unipersonnelles, des services à petite échelle, etc. Au titre des mesures prises par les États, plusieurs fonds de solidarité sont annoncés. En premier, le roi Mohammed VI du Maroc a mis en place un fonds spécial doté de 10 milliards de dirhams (934 millions d’euros) pour la prise en charge des dépenses de mise à niveau du dispositif médical, en termes d’infrastructures adaptées et de moyens supplémentaires à acquérir dans l’urgence. Le Président Macky Sall du Sénégal, en annonçant son décret sur l’état d’urgence, s’est dit « soucieux des effets de la crise sur l’économie nationale » et indique la création d’un fonds de riposte et de solidarité contre les effets du covid-19 à créditer de 1000 milliards de francs CFA « pour en atténuer l’impact ». Le Président togolais, Faure Gnassingbé, pour sa part a déclaré vouloir mobiliser 400 milliards de francs CFA pour son fonds multifonctions au profit de la crise, dénommé fonds national de solidarité et de relance économique. Idem au Burkina Faso, où près de 394 milliards de francs CFA, soit 4,45 % du PIB doivent être mobilisés. Même son de cloche au Gabon où le Président Ali Bongo a annoncé 250 milliards. Dans le même temps, la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) appuiera chacun des 8 pays membre de l’UEMOA à hauteur de 16,2 milliards de FCFA, tandis que la Banque africaine de développement (BAD) lance une obligation « sociale » d’une valeur de 1772 milliards de FCFA en soutien aux pays africains. La Banque arabe pour le développement économique en Afrique (BADEA) a annoncé allouer 5,9 milliards de francs CFA aux pays d’Afrique subsaharienne. Par ailleurs, L’Organisation des Nations Unies (ONU), la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire Internationale (FMI), l’Union européenne (UE) s’annoncent également au chevet de l’Afrique.
Commençons d’abord par souhaiter que les annonces nationales et multilatérales se transforment rapidement en concrétisation, tant les vœux pieux de solidarité internationale ont souvent été décevants à l’heure du bilan par le passé. Par ailleurs, c’est aussi le moment de questionner la solidarité au plan national dans nos pays africains et entre nos états pour ne pas attendre vainement et devoir agir finalement de guerre lasse, c’est-à-dire quand il est trop tard. Or c’est un secret de polichinelle de rappeler que de nombreuses personnalités du continent thésaurisent d’importantes ressources financières à l’abris des regards. Il y a lieu de les approcher et convenir de formules de « gentleman agreement » avec elles pour les rassurer, sortie de crise obligeant.
À présent, penchons-nous sur l’une des affectations indispensables à envisager pour les ressources à mobiliser et dont la toile de fond doit rester centrée sur le capital humain, loin de ce qui est de plus en plus désigné péjorativement par le corona-business. Comment ne pas évoquer au prime abord l’impératif d’investir dans la production des masques et plaider pour une généralisation de leur usage? Le port du masque s’est révélé efficace dans plusieurs pays surtout lorsqu’il est associé à un dépistage massif de populations cibles.
Ensuite, les ressources mobilisées gagneraient donc en grande partie à financer en urgence les Activités Génératrices de Revenus (AGR) et les PME/PMI dans des secteurs clés tels que ceux liés à la lutte anti corvid-19, l’agriculture, l’artisanat utile et les services ne nécessitant pas de grands attroupements. D’une part, il s’agit de mener des réflexions prospectives pour les court et moyen termes relativement aux secteurs, filières et métiers prioritaires dans le contexte épidémie du coronavirus en associant les acteurs concernés et les bénéficiaires potentiels. Ensuite mettre en place un mécanisme spécial de refinancement des Institutions de Microfinance (IMF) et des Systèmes Financiers Décentralisés (SFD), à jour jusqu’en décembre 2019 au moins et ayant respecté les normes prudentielles au mieux. Puis s’inspirer de l’organisation déjà existante sur le modèle de l’inclusion financière dans plusieurs pays africains en ciblant dans un premier temps les ménages les plus vulnérables. L’un des outils est le mécanisme des transferts monétaires mais qui ne doit absolument pas servir exclusivement à la consommation des ménages conne c’est le cas généralement mais aussi et surtout au financement encadré des AGR en lien avec les IMF et SFD refinancés. Dans ce contexte de crise à multi facettes, devrait prendre corps une économie solidaire sous une forme revisitée. Il serait donc indiqué qu’une part non négligeable de ces transferts soit affectée au financement des AGR et PME/PMI et une part inférieure à la consommation finale car cette dernière est un acte au bénéfice éphémère.
D’autre part, toujours au moyen de la microfinance, il y a lieu de proposer une reconversion de certains clients/bénéficiaires des services financiers et non financiers des SFD dans de nouvelles activités conjoncturelles utiles pour la période actuelle dès lors que la crise affaiblit drastiquement l’utilité et surtout la rentabilité de certains métiers. De nouveaux modes de consommation naissent du fait des nouvelles mœurs imposées par la lutte contre la pandémie. Et ceci tout en respectant les gestes barrières car dans les pays au Sud du Sahara, un confinement général n’est pas encore décidé. Nous ne sommes au mieux qu’au stade de cordon sanitaire autour de certaines villes et agglomérations « atteintes ». Quand Macky Sall déclare « Je tiens, en particulier, à l’approvisionnement régulier du pays en (…) denrées de première nécessité. Le gouvernement mettra en œuvre des mesures de lutte contre toute hausse indue des prix », c’est une opportunité sans pareille pour l’agriculture, l’élevage, la petite transformation (en l’absence de grandes industries), la logistique, certains métiers utilitaires, etc. D’autant d’ailleurs que pas loin, au Togo comme en Côte d’Ivoire, des mesures de maîtrise de l’inflation des prix des produits de grande nécessité sont aussi engagées. Toutefois, il faudra vite aller plus loin en agissant sur la production, car bientôt c’est la pénurie des denrées – causée par la psychose généralisée, les mesures de distanciation sociale, de confinement et de cordon sanitaire – qui imposera sa loi sur les prix. Agir vite et autrement sur les chaînes de valeur agricole est l’autre urgence pour juguler la crise humanitaire latente et maintenir des emplois, voire induire des reconversions conjoncturelles utiles . Définir les filières nécessaires, identifier leurs chaînes de valeur multi métiers, calibrer les subventions appropriées en lien avec les organismes financiers qui auront également besoin d’accompagnements spéciaux à cet effet pour répondre aux besoins de « facilité crédit », de garantie et de diverses mesures incitatives pouvant encourager les producteurs et entrepreneurs tout le long des chaînes de valeur dans une approche d’éclatement des risques.
En clair, insérer dans les mécanismes de solidarité nationale, l’utilisation des canaux de la microfinance dans une approche systémique de filets sociaux qui ne généralise pas l’assistanat. Plutôt miser sur le social productif à l’ère de la pandémie pour en somme, mitiger les effets dévastateurs de son corollaire de conséquences économiques afin que la crise sanitaire n’engendre pas une crise humanitaire. L’idée ici est de promouvoir une Afrique optimiste de responsabilité et non d’insouciance et de poubelle. J’ose croire que l’Afrique vaincra la guerre sanitaire et économique née de l’avènement du coronavirus à l’heure où le modèle économique et social occidental est en questionnement. C’est bien possible. Le continent a une occasion en or pour redéfinir certaines règles du jeu et promouvoir les « home grown solutions » qui sont des réponses endogènes pour peu qu’il réussira à se débarrasser des nombreux scenarii cataclysmiques agités çà et là « Il est l’heure de tourner la page, en changeant de logique. Le temps des discours est révolu », disait fort justement l’économiste africain Carlos Lopez le 31 mars 2020.
Reckya Madougou